OVNI

24 juillet 2023

Festival off d’Avignon – 2023
11. Avignon / 19h45
Texte : Ivan Viripaev
Mise en scène : Eléonore Joncquez
Compagnie : Théâtre du Fracas & Compagnir Pollock Nageoire

La puissance bouleversante de la conscience d’être au monde

En étudiant le programme du festival off de cette année 2023, je tombe sur la pièce OVNI. Un titre qui m’invite spontanément à l’ignorer vu mon manque d’intérêt absolu pour le monde des extra-terrestres… mais en lisant le descriptif j’accroche immédiatement : Neuf personnes témoignent de leur contact avec une force transcendante dont la rencontre a d’un coup modifié absolument et irrévocablement leur rapport au monde et à eux-mêmes. Le mot OVNI a été choisi en tant qu’acronyme pour dire le mystère. Quant au visuel choisi pour illustrer OVNI c’est une adaptation de la fameuse création de l’homme par Dieu sur la voute de la chapelle Sixtine, le doigt de Dieu tendu vers la main d’Adam. Vision géniale de Michel-Ange pour exprimer le sentiment de connexion avec une force transcendante dont parle le dossier de presse d’OVNI. Le choix de ce détail d’une scène de la création, référence au texte qui inaugure la Bible avec le premier chapitre de la Genèse, est une excellente introduction à la confession intime des 9 personnes qui vont nous livrer leur expérience d’une relation nouvelle et imprévue avec une réalité surnaturelle, relation qui les conduit au sentiment d’être des créatures recevant leur existence d’une altérité, expérience débouchant sur la gratitude et sur une conscience très stoïcienne de faire partie d’une harmonie totale, le cosmos.

OVNI est clairement l’un de mes coups de cœur de ce festival 2023. Je partage sans réserve ce qu’en dit L’Humanité, on ressort en effet de cette succession de confessions-témoignages en ayant un fort sentiment d’avoir vécu avec les acteurs (et les personnages qu’ils incarnent) une expérience d’ordre mystique, bref un moment de grâce par la magie du théâtre capable de toucher les cœurs.

Les 9 témoignages sont interprétés par 5 comédiens, ce qui implique bien sûr que certains comédiens jouent deux personnages tout au long du déroulé d’OVNI. Les 9 personnes sont très différentes les unes des autres de par leur âge, leur profession, leur statut social, leur nationalité ou encore leur lieu de résidence. OVNI se présente donc d’emblée comme un spectacle à portée universelle même si son essence repose sur des témoignages par définition uniques et personnels. Comme l’affirme Eléonore Joncquez dans sa note d’intention on y perçoit cette densité, ce kaléidoscope incroyable de l’humanité. Ce spectacle nous plonge de plus en plus, de son commencement à son dénouement, dans le grand questionnement philosophique du rapport entre le particulier et l’universel, car ces personnes très différentes les unes des autres sont reliées profondément les unes aux autres par une expérience bouleversante qui, en les transformant et en faisant irruption dans leur vie, les unit. La mise en scène est assez géniale. Chaque personne est située dans son cadre de vie intime et caractéristique (un petit décor mobile le synthétisant) et, à la fin de la représentation, tous ces mini-décors restés sur scène sont comme les différentes parties d’une unique maison. Les transitions d’une confession à l’autre sont fort bien réalisées par de la musique, de la vidéo et de la danse. Chaque fois l’altérité, le transcendant ou le surnaturel font irruption comme un cadeau, une grâce dans la vie de ces personnes ordinaires. Et c’est bien cette grâce qui leur permet de retrouver leur juste place dans la vie et dans l’univers. On ne peut être que frappé par l’inspiration stoïcienne, voire spinoziste, de beaucoup de ces confessions où finalement ces hommes et ces femmes, décentrés de leur égo par l’altérité, découvrent le sentiment d’être des créatures, des parties d’un grand tout nommé par les stoïciens Cosmos, c’est-à-dire univers ordonné par la raison où chaque être est à sa place en communion avec les autres. On croirait entendre Sénèque ou Marc-Aurèle… Par exemple ces quelques Pensées pour moi-même de Marc Aurèle :

Représente-toi sans cesse le monde comme un être unique, ayant une substance unique et une âme unique (IV.XL). Il n’y a qu’une unique harmonie ; et, de même que le monde, ce si grand corps, se parfait de tous les corps, de même la Destinée, cette si grande cause, se parfait de toutes les causes (V.VIII). Il faut donc aimer pour deux raisons ce qui t’arrive. L’une parce que cela était fait pour toi, te correspondait, et survenait en quelque sorte à toi, d’en haut, de la chaîne des plus antiques causes. L’autre, parce que ce qui arrive à chaque être en particulier contribue à la bonne marche, à la perfection et à la persistance même de Celui qui gouverne la nature universelle (V.VIII). Le respect et l’estime de ta propre pensée feront de toi un homme qui se plaît à lui-même, en harmonie avec les membres de la communauté, et en accord avec les Dieux, c’est-à-dire un homme qui approuve avec acquiescement les lots et les rangs qu’ils ont attribué (VI.XVI). Si les Dieux ont délibéré sur moi et sur ce qui devait m’arriver, ils ont sagement délibéré… je dois donc aimablement accueillir les choses qui m’arrivent et m’en montrer content (VI.XLIV). Toutes les choses sont entrelacées les unes avec les autres ; leur enchaînement est saint, et presque aucune n’est étrangère à l’autre (VII.IX).

Pour citer à nouveau Eléonore Joncquez ce magnifique spectacle initiatique nous fait vivre d’une manière à la fois simple et intense la poésie de ces moments de suspens, entre ciel et terre, sans oublier les innombrables touches d’humour qui permettent le rire sans jamais entraver la réflexion existentielle.

Deux témoignages m’ont particulièrement touché, interprétés par le même comédien, Vincent Joncquez. Tout d’abord celui du jeune geek expatrié habitant Hong-Kong et qui constitue une ode au silence. Ce qu’il dit suite à la rencontre qui est la sienne ressemble beaucoup aux enseignements d’un moine bénédictin anglais, John Main, qui, suite à un voyage et un séjour en Asie, a remis à l’honneur dans l’Eglise catholique une méthode de méditation particulière visant précisément à se laisser habiter par le silence en répétant lentement un unique mantra Maranatha… Le bruit n’étant pas seulement extérieur mais aussi intérieur, le bruit permanent de nos pensées, de nos désirs, de nos jugements. Dans cette tradition spirituelle à la fois chrétienne et asiatique la rencontre avec l’altérité correspond à la découverte du silence qui apaise et guérit l’âme et permet la rencontre avec Dieu. Le second témoignage qui m’a marqué est celui du cadre d’entreprise allemand habitant Cologne et qui comprend suite à sa révélation que ce que nous nommons Dieu est essentiellement de l’ordre de la relation. Dans son témoignage c’est la mystique qui prime sur la morale. Cette partie du spectacle est une perle de réflexion théologique sur les notions de Dieu, de religion etc. On y entend que le but du christianisme n’est pas d’abord de nous rendre meilleurs mais de permettre une spiritualité de la relation, le Dieu chrétien étant lui-même relation. Cela n’est pas dit explicitement dans le texte de Viripaev mais quiconque a entendu parler de la Sainte Trinité ne peut qu’établir ce rapport.

Je conclus cette critique par les mots du programme du off nous présentant OVNI : chacun avec ses mots raconte son « avant » et son « après », cette faille émotionnelle dans le quotidien, cette lumineuse déflagration, cette expérience d’une communion totale. Le texte de Viripaev magistralement interprété par la troupe du Théâtre du fracas et merveilleusement mis en scène par Eléonore Joncquez nous démontre une fois de plus la puissance de cet art vivant qu’est le théâtre. Il y a pour tout spectateur qui franchit la porte du 11 et s’immerge dans OVNI un « avant » et un « après ». On ne ressort pas indemne de cette magnifique ode à la vie et à l’humanité, et c’est tant mieux pour nous.

P. Robert Culat
Délégué épiscopal à la culture