« Quelle beauté sauvera le monde ? »

18 juin 2025

Dans la méditation écrite à l’occasion du Jubilé du Saint-Siège, le 9 juin 2025, lundi de Pentecôte, sœur Maria Gloria Riva, des Adoratrices perpétuelles du Très Saint-Sacrement, s’est axée sur le thème central de cette année sainte. En présence du Pape Léon XIV, la religieuse italienne est revenue sur le fondement biblique de l’espérance.

C’est un honneur pour moi que le défunt Saint-Père François, ainsi que Mgr Fisichella, aient pensé à ma personne (et avec elle à l’Ordre des Adoratrices Perpétuelles) pour ce grand événement qui concerne l’État du Vatican et toute la Curie, mais c’est un honneur encore plus grand que le Seigneur m’ait permis de parler devant vous, Sainteté ! Nous avons en commun la Règle de saint Augustin, à laquelle nous avons été éduquées grâce au Vénérable Giuseppe Bartolomeo Menochio, notre premier Supérieur. Nous avons également été approuvées par un pape Léon, c’est-à-dire le pape Léon XII, à qui, exactement il y a 200 ans, revint la tâche de proclamer et de conduire le Jubilé de 1825.

Après vous, Votre Sainteté, je souhaite saluer et exprimer ma gratitude et mon estime à tous les éminentissimes cardinaux, à tous les membres autorisés de la Curie romaine et aux autorités de l’État du Vatican.

Le fil de l’espérance

Sainteté, excellences ici présentes, Mesdames et Messieurs, je vis depuis dix ans dans la République de Saint-Marin : la valeur des petits États, dans un monde globalisé, est aujourd’hui très précieuse, une valeur à ne pas gaspiller et à défendre de toutes les énergies possibles. Ce sont ces petits États qui, avec leurs traditions particulières et anciennes, maintiennent vivante l’espérance dans un monde qui risque de perdre ses propres racines historiques. Ce sont eux, pourrait-on dire, en utilisant un langage commun, qui maintiennent tendu le fil de l’espérance. La citation n’est pas fortuite. Je voudrais concentrer en effet votre attention sur le terme biblique qui indique le mot Espérance : « tikva » (תִּקְוָה), terme qui a pour racine le mot kav, c’est-à-dire « corde » ou, justement, « fil ». Kav suppose l’image d’une corde, non flasque, mais tendue entre deux pôles. Par conséquent, en hébreu biblique, a de l’espérance l’homme qui, enraciné dans son passé, est capable de se projeter vers l’avenir en vivant le présent dans la tension.

Ne pas perdre les racines, ne pas se méfier de l’avenir

Comment pouvons-nous aujourd’hui, dans notre Église, dans ce petit État dont l’Église est une partie dominante, maintenir vivante cette tension entre passé et futur ? L’équilibre entre passé et futur est la grande racine de l’Espérance. Nous risquons aujourd’hui de vivre dans la nostalgie d’un passé qui n’est plus, et qui débouche sur un traditionalisme souvent déconnecté du présent, ou bien de courir vers un futur qui n’est pas encore, tombant dans un futurisme illusoire, incapable d’offrir de réelles solutions aux défis du présent.
Le passé, en vérité, avec ses douleurs et ses gloires, peut représenter un grand tremplin pour vivre dans la juste tension le présent.

Il me vient à l’esprit, à ce propos, une œuvre de de Chirico intitulée Le retour du Fils prodigue. Giorgio de Chirico, grec par tradition et fils de nobles italiens, arriva en Italie à 18 ans et adhéra au mouvement futuriste aligné avec les interventionnistes de la Première Guerre mondiale. Mais lorsqu’en 1917 il fut hospitalisé à Ferrare, il comprit qu’aucune guerre n’est capable d’offrir avenir et espérance. Il peignit donc, en 1922, lui-même comme le Fils prodigue, l’homme self-made, le fils-mannequin aux larges épaules, aux quadriceps développés et aux chevilles fines qui laisse derrière lui un paysage méditerranéen et, avec lui, les préceptes de la culture chrétienne de type gréco-latin, pour se diriger vers la rouge Ferrare, rouge par ses monuments et ses avant-gardes. Mais, semblablement à la parabole évangélique, survient l’inattendu : il vit le désarroi d’un père qui, peint comme une statue grecque, quitte son piédestal pour aller à sa rencontre. (cf. Statues, Meubles et Généraux, Le mécanisme de la pensée, p. 277-278). Oui, le passé vient à notre rencontre avec ses interrogations, non pour nous faire succomber mais pour nous relancer dans le présent, en regardant l’avenir avec espérance.

Espérer, c’est vivre pour l’éternité

Nous aussi, bien plus que le jeune de Chirico, vivons dans un monde en course où le progrès peut être une grande ressource, mais aussi un grand danger. Un monde où les opportunités dérivant des moyens de communication sociale façonnent de nouvelles formes de vie socio-culturelle : attention toutefois ! Les moyens doivent être vus comme tels et requièrent, par conséquent, que l’usager ne renonce pas à ses racines, qu’il ne se lance pas dans une course vers un on-ne-sait-où, mais sache bien s’orienter car, comme l’écrivit le grand évêque d’Hippone : « On ne court pas comme il faut si l’on ignore où l’on doit courir » (cf. S. AUGUSTIN La perfection de la justice de l’homme 8.19).
Nous, chers frères et sœurs, nous n’ignorons pas où nous devons courir : la course de Jean et Pierre vers le tombeau vide du Christ (cf. Jn 20,4) est la seule course que l’Église et le monde peuvent emprunter sans crainte : c’est la course de celui qui sait que l’espérance réside dans la vraie vie, celle éternelle. L’éternité est devant nous, devant celui qui croit et celui qui ne croit pas, devant l’humanité. Si nous travaillons pour des horizons courts et médiocres, nous travaillons en vain. Il faut œuvrer pour l’horizon grand de la vie qui ne meurt pas : vivre en se demandant à chaque instant si ce que l’on fait nous relie solidement à cette vérité qui est charité et éternité (cf. S. AUGUSTIN Confessions, Livre 7, 10.16) : c’est cela espérer. Espérer, c’est affirmer la vérité qui respecte la vie, de sa conception à sa fin ; qui respecte la dignité de chaque personne, au-delà de son genre, de sa foi ou de sa nationalité ; qui respecte les coutumes et cultures particulières de chaque peuple, grande richesse universelle.

Qu’est-ce, en somme, que le sens profond du Jubilé sinon celui de nous aider à penser aux choses ultimes ? Nous avons tous été touchés par la brièveté de l’existence et nous avons tous le devoir de nous interroger sur le sens de notre vie. De telles interrogations peuvent provoquer des troubles de l’âme, un sentiment d’inadéquation ou d’échec, mais c’est précisément dans de tels moments que se manifeste cette petite fillette sans importance qui, selon Charles Péguy, est l’espérance (cf. PÉGUY Le porche du mystère de la seconde vertu). Oui, si foi et charité nous sont nécessaires pour vivre la relation avec Dieu et avec les hommes, l’espérance nous est nécessaire pour comprendre le chemin de l’histoire. La grandeur de Péguy est de nous avoir ramenés au lien profond entre espérance et humilité. Les humbles sont les vrais forts, capables de regarder la vie, selon Victor Hugo, non avec un regard habitué mais avec les yeux de l’émerveillement (cf. Charles PÉGUY Véronique. Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle). L’humilité, de plus, vainc le pouvoir du grand ennemi de l’homme, qui est le Malin et qui attaque précisément les lieux où la sainteté est plus grande et où (comme pour l’État du Vatican) s’est manifestée plus abondamment la puissance du Christ en ceux qui se confient à lui. Nous devons donc nous armer d’humilité pour discerner, avec les yeux de l’émerveillement, les petits mais sûrs pas de l’espérance.

Le sacrement de l’Eucharistie, source de notre espérance

Notre fondatrice, la bienheureuse Marie Madeleine de l’Incarnation, écrivait que les dernières paroles d’un homme saint sont les plus importantes à retenir ; celles qui fondent l’espérance de ceux qui restent. Ainsi, les dernières paroles du Christ furent celles de la Cène. Il y relia la foi dans le Père et l’espérance de la vie éternelle à la charité entre nous. L’espérance est donc intimement liée au grand élan de Jésus : que tous soient Un. L’Eucharistie est un viatique d’espérance pour la vie éternelle et relie merveilleusement passé, présent et futur. Nous savons aussi que dans l’Eucharistie l’unité de tous les hommes est signifiée et créée. Cependant, connaître cela ne suffit pas : il faut le croire et l’affirmer avec toute sa vie d’hommes et de femmes de paix et d’unité.

Comment surmonter en nous le regard habitué et développer ce regard humble de l’émerveillement ?

Dans un temps de grande tribulation (celui napoléonien avec l’enlèvement de Pie VII et la dévastation de la Curie romaine), Jésus montra à notre Fondatrice que c’était précisément la ville de Rome le lieu pour commencer son œuvre. Le Pape, alors résidant au Quirinal, comprit l’importance de cette fondation et voulut que notre premier monastère se trouve juste à côté. Et bien que Mère Marie Madeleine, exilée à Florence, aurait pu commencer là sa fondation, Jésus voulut que ce soit depuis Rome, centre de la chrétienté, que naisse cet appel puissant à orienter le regard adorant vers l’Eucharistie et, de là, puiser forces, prières et illuminations pour conduire l’humanité et l’Église, comme disait saint Augustin, à travers les persécutions du monde et les consolations divines (S. AUGUSTIN, De civ. Dei, XVIII, 51, 2).

Le regard vers le Très-Saint, comme le regard vers l’ancien serpent de bronze, peut nous guérir du mal, purifier notre regard et nous rendre capables de prophétie. Nous ne devons pas avoir peur : nous avons en Dieu un grand allié. Il nous aime d’un amour éternel et aura toujours pitié de nous (cf. Jér 31, 3). Ce que nous devons faire, c’est nous laisser modeler par lui et mettre en œuvre dans le temps les illuminations que l’Esprit Saint nous offre justement à travers l’Eucharistie et la Vierge Marie, signe certain d’espérance.

La beauté sauvera le monde ?

On abusa souvent d’une citation de Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski : « la beauté sauvera le monde ». Citation incorrecte : le prince Mychkine, dans le célèbre roman russe L’Idiot, prononce en réalité une interrogation dramatique : « quelle beauté sauvera le monde ? » Le Prince se trouve en présence du Christ mort de Holbein, une œuvre terrible où le Christ, peint en taille réelle, présente un visage aux yeux enfoncés et des extrémités montrant déjà les signes de nécrose. Ainsi, l’interrogation est sérieuse. Quelle beauté nous sauvera ? La beauté de la croix sauvera t elle le monde ? La beauté de la défaite ?

Oui, la croix peut encore nous sauver, une croix accueillie et offerte. Nous avons vécu des années difficiles entre scandales et polémiques, mais dans ce grand signe, nous pouvons encore triompher. Cette grande beauté perdante nous sauvera. L’espérance naît là où les larmes de la douleur et du repentir fécondent l’âme dans l’humilité et une nouveauté de vie.

Le signe d’espérance certaine

Nous avons aussi une autre grande alliée, Reine de la beauté : la Vierge Marie. Je vous laisse donc avec une dernière image : celle de la Madonna de Port Lligat, peinte par Salvador Dalí après l’explosion de la bombe atomique. Symbole de la tragédie que pourraient nous apporter une science et une technique détachées de l’éthique. Une Madone au visage de sa femme Gala, source d’une grande consolation pour l’artiste. Dans le tableau, on voit partout des signes de ruine : l’arche sous laquelle se tient Marie est ancienne mais entièrement brisée ; tout comme nos Institutions, anciennes mais portant souvent les marques de la détérioration. Un poisson, symbole christologique, repose mort sur la prédelle et les montagnes sont suspendues sur l’eau. Toutefois, l’artiste dissémine dans l’œuvre des signes de renaissance : l’œuf au centre de l’arche, des anges aux mains tendues, et des femmes (semblables à la Vierge Marie) enceintes. L’artiste, dans ce bref moment de retour à la foi, voulait affirmer que Marie nous protège dans nos échecs et nos potentialités, comme elle protège l’Enfant qu’elle porte sur ses genoux. Les entrailles miséricordieuses de Marie et du Divin Enfant sont représentées par des encadrements ouverts comme des Portes jubilaires d’espérance. Si, au centre des entrailles de Marie, il y a Jésus, au centre des entrailles du Divin Enfant se trouve le Pain Eucharistique. En regardant ce pain, le Christ tient suspendus entre ses mains deux choses : l’univers et la parole : la sagesse humaine et la sagesse divine. Ainsi, Jésus nous apprend à retrouver les chemins de l’espérance en fixant d’abord notre regard sur le Pain Eucharistique, à puiser force dans le passé pour interpréter de façon originale le présent, à parier sur l’avenir, et enfin à confier dans l’aide vigilante de Marie, Salus Populi Romani, Ianua Coeli, porte d’espérance et de consolation.

 

Oui, Marie, Mère de la Consolation et de l’Espérance, priez pour nous.

 

Source : https://www.osservatoreromano.va/it/news/2025-06/quo-132/se-lavoriamo-per-orizzonti-brevi-e-mediocri-lavoriamo-invano.html