Portrait : Marie-Jo Roudil

4 avril 2017

Marie-Jo Roudil est directrice à l’Isle sur Sorgue, de Job Appart, association fondée par Jean-Louis Andréani qui vient en aide aux personnes de la rue. Elle est également psychothérapeute, psychanalyste.
(Extrait du Bloc-Notes d’avril 2017)

Quelle est un peu la genèse de vos activités  ?

De belles rencontres, en commençant par le fondateur de Job Jean-Louis Andréani  ! Je le connaissais car il était le médecin de la famille, du temps où il exerçait à Bédarrides  ! En 1992, il y a eu les tristement célèbres inondations à Bédarrides : j’étais moi-même sinistrée, mais je m’étais mise au service de la population, pendant que mon mari s’occupait de nos enfants.
On avait monté une cellule de crise où on accueillait des bénévoles qui allaient aider les personnes en grande difficulté à cause de la catastrophe. Et là, j’ai fait la connaissance de SDF qui venaient du Mas de Carles pour aider. Des gars qui étaient sans toit et qui venaient aider des gens qui avaient perdu leur toit...cela a été un vrai choc pour moi  ! Jean-Louis, par la suite, m’a dit qu’il avait vu comment je fonctionnais sur le terrain et qu’il voulait monter une association de SDF  ; il me demanda alors si j’étais partante et j’ai dit OUI en toute confiance.

Ma vie prenait alors un virage à 90 degrés : je suis donc devenue, dès le départ de l’association, la directrice de Job Appart. On a déposé les statuts de l’association en 1995 , ouvert le foyer le 1er décembre 1995 et reçu le premier accueilli le 24 décembre (oui, quel symbole  !), tout cela dans une démarche chrétienne. Pour moi, il y avait aussi cet investissement-là  !
Jusqu’alors je disais cette phrase d’une banalité déconcertante : «  j’étais croyante mais pas vraiment pratiquante  ». Dieu m’était «  tombé sur la tête  », juste avant. Je venais d’avoir un «  électrochoc  » à Paray-le-Monial, lors d’une session sur l’enfant prodigue. Il y avait là une grande affiche de Dieu, tel qu’on le représente, en Père qui tendait les bras. Je suis allée à fond dans ces bras-là et je n’ai pas lâché. Dans mon histoire personnelle, j’étais en quête de père et là, je venais de Le trouver. Cela a changé ma vie de façon assez radicale, avec l’envie de m’investir auprès des personnes en situation de précarité, reflets du Christ souffrant.
Les inondations ont un peu lessivé ma vie  ; elles l’ont nettoyée avec de l’Amour et j’ai changé ma façon de voir les choses. Je ne pense pas avoir été quelqu’un d’égocentré, mais à partir de ce moment, j’ai décidé d’être plus attentive à l’autre. Cela a donc été un vrai bouleversement qui m’a donné une force incroyable.

Peut-on parler d’une véritable conversion  ?

Oui, oui, même si, enfant, j’avais eu une instruction religieuse  ! Mais je n’avais pas trouvé le sens de ma vie. Le véritable sens, je l’ai trouvé en allant à Paray-le-Monial en rencontrant ce Dieu Père que j’avais si longtemps cherché et qui m’accueillait dans ses bras ouverts  ; Il était un Dieu qui m’aimait quoiqu’il arrive... même s’Il n’aimait pas mon péché. Je savais qu’Il avait un amour inconditionnel.

Et quand avez-vous découvert la psychanalyse  ?

En fait, tout s’est fait en même temps. C’est quelque chose que j’avais en moi avec l’impression de ne pas mener le cours de ma vie, et la psychanalyse m’a aidée.
Avant d’être psychanalyste, bien sûr, je me suis allongée sur le divan d’un psychanalyste. En psychanalyse, on travaille sur la libre association d’idées, et on s’aperçoit qu’on est déterminé par des choses qui appartiennent au vaste domaine de l’inconscient (événements refoulés de notre enfance, notre éducation…) et donc, on fait le constat qu’on n’est pas dans le choix. Si je devais définir en un mot l’analyse, je dirais que c’est la liberté de choisir sa vie, parce qu’on a justement un peu travaillé sur son histoire et qu’on peut alors poser de vrais choix. J’ai donc fait une analyse ce qui est indispensable pour être psychanalyste et pris des cours qui m’ont passionnée, parce qu’il y avait la relation à l’humain et que cela me donnait d’entrer dans une relation d’aide. Le cursus est long et il s’est terminé par la soutenance d’un mémoire validé par des psychanalystes confirmés.

Faites-vous un lien entre la liberté de choix de vie que la psychanalyse procure et la liberté chrétienne  ? Les deux ne s’entrechoquent-ils pas  ?

Non, on a toujours l’impression qu’il y a une opposition entre la psychanalyse et la religion  ; au contraire : dans le travail qu’on va faire sur le divan, dans le travail d’essayer d’aller au plus profond de nous, malgré nos résistances, on trouve Dieu. Il y a une ouverture d’esprit qui peut mener à voir le dessein de Dieu sur soi. Moi, j’en suis convaincue. Quand on dit que Dieu nous laisse libres, il faut que, pour l’être totalement, nous soyons débarrassés du poids que peut poser le passé. On ne guérit pas de notre enfance, et heureusement, car c’est par nos failles que passe la lumière. Et donc c’est par nos failles ou nos manques plus que par nos avoirs qu’on arrive à trouver du sens à la vie. Et c’est là que Dieu se niche, se cache et nous trouve.
Mon maître de psychanalyse me disait toujours qu’il fallait être humble face à la souffrance de l’autre. Il faut être dans une écoute bienveillante et cela ne s’entrechoque pas entre le fait d’être en prière à ce moment-là, par exemple.
Dans mon cabinet, cadre analytique, il y une croix bien visible , fabriquée par les gars de Job et cela n’a jamais fait fuir personne  ! Souvent d’ailleurs, les personnes se mettent dessous, en réfèrent, notamment en séance de psychothérapie.
Donc il n’y a pas d’opposition entre cette liberté qu’on évoquait (de ne pas être dans un non-choix) et la liberté chrétienne. Il faut être acteur de sa vie, comme quand j’ai dit OUI à Jean-Louis pour venir le rejoindre dans son projet. Je n’ai pas dit OUI par défaut, mais parce que j’étais d’accord et en confiance.

Donc, ce genre de OUI contribue à la liberté de l’homme  !

C’est quand on dit OUI par dépit, obligation ou devoir qu’on est dans un non-choix. Le Oui d’adhésion même si on ne sait pas où il nous mène me fait dire : Seigneur, j’ai confiance  !
Lors de mon bouleversement à Paray-le-Monial, il y a eu ces paroles de Saint Claude de la Colombière : «  Mon Dieu, je suis si persuadé que tu veilles sur ceux qui espèrent en toi, et qu’on ne peut manquer de rien quand on attend de toi toutes choses, que j’ai résolu de vivre à l’avenir sans aucun souci, et de me décharger sur toi de toutes mes inquiétudes  ».
Et là, je me dis qu’on peut dire alors OUI, car on n’est pas tout seul  ! Cela ne veut pas dire qu’il faut dire Oui à tout, mais quand c’est OUI, il ne faut pas que cela soit dans la demi-teinte  !

Et par rapport à l’association Job’appart  ?

C’est vrai que j’ai ces deux casquettes de directrice de Job et de psychothérapeute.
Je ne suis pas la psychanalyste de Job, j’en suis la directrice et j’y fais de l’accompagnement social dans la globalité de la personne en difficulté. On ne peut pas s’occuper du logement si on ne s’occupe pas de la santé (y compris psychologique même si on n’a pas ce rôle-là au départ), si on ne s’occupe pas de la nourriture… Il faut prendre la personne dans sa globalité et ne pas aller au-delà de sa demande. Ce sont des personnes qui ont connu l’exclusion, la rue, le mépris et tout le travail est de leur apprendre à se re-narcissiser, pour employer un terme psychanalytique, à prendre confiance en elles, à apprendre à s’aimer. Et c’est aussi ce qu’on demande au chrétien : il doit s’aimer lui-même pour mieux aimer l’autre et apprendre à l’autre à s’aimer.
Voilà plus de 20 ans qu’on est sur le terrain, que nous avons aidé au mieux les personnes qui ont frappé à la porte de Job. Depuis quelques années, nous faisons 2 services de repas avec une cinquantaine de personnes qui viennent manger tous les jours.
Il y a aussi un travail collectif : le groupe porte chacun, car il y a des souffrances communes, des destins un peu communs qui vont rapprocher les personnes, qui du coup, vont devenir plus fortes, grâce aussi à la structure qui étaye. Tout cela amène à un partage extraordinaire et une grande richesse humaine.

Est-ce que dès que leur arrivée à Job, ces personnes ont cette attitude communautaire  ?

Oui, dans le sens où ils veulent être apprivoisés («  Apprivoise-moi  » dit le renard au petit prince de Saint Exupéry). Un jour, il y a 18 ans, un de mes plus fidèles compagnons d’aujourd’hui, Marc, est arrivé en disant «  Je viens voir un peu  !  » Il avait un chien, dormait au cimetière. Peu à peu, en venant voir, il a confié son chien à une famille, a arrêté de boire...il faut du temps et c’est grâce à ce temps que je dis qu’on fait de l’insertion par l’amour. Cela heurte un peu les institutions, quand je l’écris dans les textes, mais pour autant, on n’a pas encore été bannis  ! Si on ne met pas de l’amour dans le travail qu’on fait, cela ne fonctionne pas.

Finalement, ni vous, ni les personnes qui arrivent, ne cherchez en premier à donner stabilité, fidélité  ?

Il ne faut pas viser des résultats quantifiables et statistiques, même si c’est ce qui nous est demandé par les organismes de tutelle. Je dis toujours qu’à partir du moment où la personne ne boit plus, arrive à être un tout petit peu heureuse, arrive à communiquer un tout petit peu avec les autres et a une vie un peu plus décente, j’appelle cela un accompagnement réussi. Et pour nous, cette qualité de vie a du sens.


Comment faites-vous pour ajuster votre relation avec chaque personne qui passe à Job  ?

Je crois qu’il faut un peu marcher à l’intuition et être à l’écoute de la demande de l’autre, dire Bonjour, serrer la main avec un grand sourire : l’accueil est la première chose. Après c’est dire : «  Comment je peux vous aider  ?  » «  Qu’est ce que vous attendez de moi  ?  » On touche de près alors l’Evangile : J’avais faim et vous m’avez donné à manger, j’avais soif et vous m’avez donné à boire, j’étais nu et vous m’avez habillé...(Matthieu 25, 31-46) car on a l’impression que se présente le Christ tous les jours  !

C’est une vraie réalité  ?

Oui, pour n’importe qui  !
Après, on a aussi des personnes avec qui on est en transfert négatif réveillé par nos peurs les plus archaïques. De plus, il nous faut faire attention à l’équilibre de notre groupe composé de personnes fragiles  ; donc on peut être amenés à exclure quelqu’un qui mettrait le groupe en péril.

Donc toujours mettre en premier cet esprit de communauté, de famille  ?

Oui, c’est ça, à Job il faut une cohésion du groupe  ; bien sûr, elle n’y est pas toujours et pour la personne qu’on est contraint d’exclure ponctuellement, il y a toujours un plan B, on ne la livre pas à elle-même et on l’aide d’une autre manière. Il faut réellement penser communauté : on est, c’est vrai, un peu comme une famille, et c’est ce qui plaît aussi  ! On fête tous les ans Noël, et un petit cadeau est là pour chacun  ; c’est trois fois rien, mais il est très touchant de voir leur joie  !

Vous sentez-vous mère alors  ?

Oh non  !!...mais un peu quand même  ! Il leur arrive, en plaisantant de m’appeler «  maman  »  !

N’est-il pas frustrant pour vous, d’accueillir des personnes blessées et souvent en souffrance psychologique et de ne pas proposer vos compétences de psychothérapeute  ?

Je ne veux pas avoir cette double casquette auprès des personnes accueillies. Les personnes qui viennent en séance de psychothérapie ou de psychanalyse ne sont jamais les personnes accueillies à Job Appart. J’évoque très peu cela auprès de ces dernières, même si cela fait un tout chez moi  !
Et inversement mes patients ignorent pour la plupart que je suis directrice de Job.
Donc, non, ce n’est pas frustrant, car les personnes qui viennent en psychothérapie font une démarche volontaire de soin . A job, les demandes sont différentes, les personnes viennent parce qu’elles ont faim, froid, parce qu’elles ont besoin d’une aide pour des papiers, etc. Elles ne demandent pas de soins, et si elles en demandent je les oriente vers un médecin de centre médico-psychologique.
Ce que j’ai appris me sert dans ma pratique dans la connaissance de l’humain, mais je ne veux pas avoir ce rôle de psy auprès des personnes de Job.

Ceci dit, votre cabinet dans lequel vous m’accueillez jouxte les appartements de Job : c’est dire que c’est un tout pour vous, n’est ce pas  ?

Oui, c’est dans la même maison, le cabinet fait partie de l’ancien couvent des Ursulines  ! Oui, c’est à la fois un tout et cela peut être dissocié  ! Je suis aussi la même personne avec ces deux fonctions dissociées.

Voyez-vous vos activités de directrice de Job et de psychothérapeute, comme une vocation  ?

Je ne me suis jamais posé la question en ce terme de vocation, mais c’est vrai que j’ai répondu à un appel en toute confiance. J’ai du plaisir à faire ce que je fais, au plus profond de mon cœur.

Est ce que l’accompagnement de toutes les personnes au fil des années, a eu un impact sur votre vie spirituelle  ?

Oui, un impact positif, car la rencontre de l’autre en souffrance amène à une ouverture spirituelle plus grande. Je les porte dans ma prière et il m’arrive même de le leur dire, si je sens qu’ils sont un peu croyants. Et puis, il y a une grande croix dans le cabinet, peu dissimulable  ; je porte au cou la croix de ma communion  ! Rien n’est caché et quelquefois je m’approche de l’accompagnement psycho-spirituel. Car même les plus rebelles, sont des êtres spirituels comme ils sont en même temps des êtres biologiques, psychologiques  ! C’est un tout indissociable.
La psychanalyse m’a appris à m’affirmer, et je peux donc aussi m’affirmer dans ma foi, même si je sais aussi comment je le fais, à qui je le fais  !

Donc cet accompagnement des personnes fragiles a une répercussion sur une prière personnelle plus intense  ?

Oui tout à fait. Je me dis souvent que je suis plus Marthe que Marie, car j’ai souvent l’impression d’être dans l’action et moins dans la prière. Mais ces personnes m’amènent à être Marie et à faire une vraie expérience de rencontre du visage de Dieu.
Job me met aussi à l’école de la Providence dans la banalité du quotidien. Par exemple, il n’y a plus de pommes de terre et le jour même quelqu’un arrive avec un sac de 10 kg… et c’est ça tous les jours. Quand on a cette espérance-là, rien de grave ne peut arriver  ! Rien n’est grave si ce n’est de perdre l’amour des gens qu’on aime et même de ceux qu’on n’aime pas  !

De plus il y a aussi un côté évangélisation, car il y a des gens qui ne croient pas du tout et qui sont interpellés... même si on ne peut pas être prosélyte dans ce lieu qui accueillent des personnes de toutes confessions, des personnes athées ou qui sont contre Dieu car à l’origine de tous leurs malheurs. Par notre façon de vivre, par notre manière d’accueillir ces dons providentiels, cela interpelle les plus incrédules. On va aussi depuis des années, marcher sur les chemins de Saint Jacques de Compostelle, Jean-Louis (Andréani) est diacre : Ce serait se nier de ne pas dire qu’on est chrétiens, même si on ne peut pas, au nom de la laïcité l’afficher clairement... quoique la maison et le cabinet sont ornés de croix. Ma petite fille de 7 ans dit toujours en voyant les croix«  il y a Dieu partout mamie  !  »

Finalement, qu’est -ce qui est le plus important  ?

L’amour  ! Il doit être le moteur de nos vies.

Quelle relecture faites-vous de ces 20 années écoulées  ?

C’est une richesse permanente, un puits sans fond et même une richesse exponentielle  !

Sans épuisement  ?

Aucun  ! je viens à Job tous les jours avec bonheur...je retrouve mes patients avec le même enthousiasme, même les jours plus difficiles. Ma vie est riche de tous les échanges que j’ai à Job, dans mon cabinet, dans la paroisse.

Cela vous permet de connaître mieux l’humain  ; et si on connaît mieux l’humain, cela veut-il dire qu’on connaît mieux Dieu  ?

Oui c’est sûr  ! Tout humain est porteur de Dieu, même si cet humain ne le sait pas, ne le veut pas, ou n’ose pas. D’ailleurs même les irréductibles incroyants que je côtoie en viennent à se poser des questions. Mais encore plus, mon attitude doit être de rester humble devant eux tous, sans imposer ma manière de voir, mes prétentions (même avec mon expérience professionnelle) à savoir ce qui est bon pour eux  ; il me faut rester modeste en recevant ce qu’ils veulent bien donner ou demander. On doit laisser aussi les personnes dans leur choix, même si ce choix me dépasse et s’il est mortifère. Et cette humilité doit être présente aussi bien avec les personnes de Job qu’avec les patients au cabinet.

Croyez-vous que votre vie s’inscrit dans le projet de Dieu  ?

J’en suis convaincue car Dieu m’a saisie à un moment de ma vie où j’étais capable de dire OUI en toute confiance et je suis riche de toutes ces rencontres.